Artiste aux multiples visages, Dylan a tour à tour été un receleur inspiré des trésors de la musique populaire américaine, un chanteur pamphlétaire proche du mouvement des droits civiques, un poète aux introspections symbolistes… Il a aussi représenté une aubaine pour l’industrie du disque : un « prince » qui a su transformer la folk en or. Pour rendre compte de ces différentes facettes, nous revenons ici sur les premières années de Dylan à New York et les rencontres qui ont marqué son cheminement.
Lorsque Dylan arrive à New York, à 19 ans – en 1960 – il dispose déjà d’une importante culture musicale. Pendant toute sa jeunesse, il a écouté et appris les morceaux de blues, country, folk diffusés dans les radios du Midwest. Ces émissions représentaient une ouverture précieuse sur d’autres horizons. « Avant que la télé et les médias ne s’emparent de tout, les gens s’informaient à travers les chansons, ils les écoutaient attentivement et ça les renseignait sur ce qui se passait loin de chez eux [1] » explique Dylan dans une interview en 1997.
Dylan arrive à New York – délaissant ses études d’art à Minneapolis – pour rencontrer Woody Guthrie. Folksinger reconnu, engagé dans les luttes sociales, Guthrie est à cette époque une figure de Greenwich Village, le QG du milieu folk contestataire new-yorkais. Bien que gravement malade, il accueille néanmoins avec intérêt ce drôle de gamin qui vient le visiter à l’hôpital ; davantage frappé par sa voix que par ses textes : « Ce gosse a vraiment de la voix. Je ne sais pas s’il réussira par ses paroles, mais il sait chanter [2] ». Pour l’aider à se former à l’écriture, il lui donne accès à ses archives, ses textes, parfois inédits.
Guthrie l’introduit dans le milieu folk new-yorkais. Dylan est curieux et apprend vite ; il s’y intègre rapidement, y approfondit sa culture musicale. Il rencontre les figures de Greenwich Village, joue dans des bars, accompagne des musiciens. Lors d’un enregistrement, il est repéré par John Hammond, dénicheur de talents pour Columbia. Il enregistre un premier album qui sortira en 1962, qui se vendra assez mal. L’album est représentatif de son répertoire de ses premières années à New York : il comprend principalement des reprises de vieux standards folk, blues, country, et deux chansons écrites par Dylan. L’écriture de Dylan n’est pas encore au point. Sa conscience politique relève tout au plus d’une sympathie spontanée pour les thématiques contestataires des chansons de Guthrie et d’autres folksingers qu’il admire [3].
Susan Rotolo et le mouvement des droits civiques
En 1961, à l’occasion d’un concert, il fait la rencontre de Susan Rotolo, avec qui il aura une relation jusqu’en 1964. Celle-ci aura une influence considérable sur Dylan. « Suze » est issue d’une famille italienne, et ses parents sont membres du Parti communiste américain. Au moment où elle rencontre Dylan, elle milite à plein temps au sein d’une organisation au cœur des luttes pour les droits civiques ; des luttes qui vont imprégner le travail artistique de Dylan.
Ainsi, le récit par Susan d’un brutal crime racial lui inspire The Death of Emmett Till. Le succès de cette chanson l’incite à poursuivre sur la voie des topical songs mêlant le format des chansons folk, ou des blues parlés, avec des évènements marquants de l’actualité sociale – dans la lignée des chansons contestataires de Woody Guthrie. Dylan considérait alors The Death of Emmett Till comme l’un de ses meilleurs textes.
Il explique dans ses mémoires : « combien de nuits je suis resté éveillé, à écrire des chansons et les montrer à Suze en lui demandant : « c’est bien ? » parce que je savais que sa mère était impliquée avec des syndicats, et elle était dans ces histoires de droits civiques bien avant moi. Comme ça je vérifiais mes chansons ».
Dans le sillage de l’activisme de Suze Rotolo, Dylan fait ses armes de chanteur contestataire. Une image renforcée par sa participation à des évènements militants majeurs – encore une fois grâce à Rotolo – comme la marche sur Washington en 1963. Il y chanta notamment Only a pawn in their game, qui traite de l’assassinat du militant pour les droits civiques Madger Evers.
Susan Rotolo n’est pas seulement une militante active, elle dispose par ailleurs d’une importante culture littéraire et artistique. Elle introduit Dylan aux œuvres de Brecht, Artaud, Verlaine, Rimbaud, ainsi qu’à d’autres auteurs plus contemporains, à la peinture, ou au cinéma de la nouvelle Vague [4]… Dylan se nourrit de toutes ces sources d’inspiration. Il reconnaîtra son influence décisive sur son style d’écriture. Susan Rotolo parlera quant à elle d’une influence réciproque : « Les gens disent que j’ai eu de l’influence sur lui. Mais nous nous influencions mutuellement. Nous filtrions réciproquement nos intérêts propres : lui la musique, moi, mes livres [5]. »
Pour Susan Rotolo, Dylan correspond moins au mythe du créateur inspiré et solitaire, qu’à l’image d’un « passeur » – un passeur hors du commun : « Il avait cette capacité incroyable à s’intéresser et à s’imprégner de tout – quelque chose de l’ordre du génie. Une capacité à saisir l’air du temps. Le synthétiser. Le rendre en paroles, en musique [6] ».
Al Grossman, spin doctor de l’industrie du disque
Après avoir signé ses deux premiers albums chez Columbia, Dylan choisit de prendre Al Grossman pour manager. Celui-ci le convainc de rompre avec John Hammond et de signer chez Warner. Al Grossman est le genre de manager à la réputation sulfureuse, dans la lignée du Colonel Tom Parker – le manager d’Elvis [7]. Sorte de spin doctor, très intuitif en termes de relations publiques, Grossman est un homme intelligent, dévoué au succès commercial de ses clients… et avide de royalties.
Au moment où Dylan signe avec Grossman, en juin 1962, le manager est à la fois très impliqué dans le milieu de la folk (il est le co-fondateur du Newport Folk Festival et le manager de nombreux musiciens), reconnu pour son travail de manager mais décrié pour ses méthodes parfois brutales et son obsession du succès commercial.
Grossman se vantait de défendre ses clients avec force et de leur rapporter plus de revenus que « les gentils managers amateurs de Greenwich Village [8] ». De telles aspirations ne faisaient évidemment pas l’unanimité parmi les activistes du Folk revival, l’engagement politique et les stratégies commerciales ne faisant pas vraiment bon ménage. Mais le manager était aussi réputé pour défendre… ses propres intérêts, comme le montre cette anecdote : peu après avoir signé Dylan, Grossman négocia le transfert de ses droits de publication de Duchess Music à Witmark Music (filiale de la Warner), avec qui Grossman avait négocié en secret 50% des droits pour les artistes qu’il parvenait à faire signer avec la maison d’édition.
S’il s’intéresse au mouvement folk et à ses protest songs, c’est avant tout pour le potentiel commercial qu’il y pressentait : « Le public américain est comme la belle au bois dormant, qui attend le baiser du prince de la Folk [9] » expliquait Grossman au New York Times, lors de la première édition du Newport Folk Festival. Son prince, il va le trouver en la personne de Bob Dylan ; le succès de Blowing in the wind va l’en persuader. Cette chanson – que Dylan avoue peu estimer par ailleurs – connaît d’abord le succès dans le milieu folk contestataire [10].
Grossman contribue à en faire un « hit » commercial : flairant la chanson à succès, il en suscite d’innombrables reprises [11], commandées aux artistes du catalogue de la Warner – qui dispose désormais, grâce à Grossman, des droits sur la chanson. Parmi le nombre incalculable de singles de la chanson, celui de Peter, Paul and Mary (un groupe par ailleurs constitué de toute pièce par Al Grossman) connaîtra un succès mondial. Un succès qui contribuera à construire l’image de Dylan comme icône du chansonnier folk contestataire dans le grand public. Un statut que tout bon manager sait monnayer en pièces sonnantes et trébuchantes…
Grossman a ses entrées dans la scène folk, il fait jouer aux bons endroits, aux bons moments pour lui garantir une renommée grandissante dans le milieu de la folk et au-delà. Dylan est ainsi invité à se produire au Newport Folk Festival d’aout 1963, trois mois après la sortie de son album Freeweelhin’ Bob Dylan et alors que les ventes du single de Blowin’ in the wind sont au plus haut. Il apparaît deux fois sur scène avec Joan Baez, elle-même au sommet de sa gloire. Le succès de « Blowing in the wind » et sa prestation complice avec « la reine du folk » contribue à faire exploser les ventes du Freeweelhin’ Bob Dylan.
Les portes du succès s’ouvrent grand devant Dylan. Dans le même temps, sa relation avec Susan Rotolo se détériore peu à peu. En 1964, ils se séparent finalement, et cette rupture correspond à l’évolution d’un processus, dans la carrière de Dylan.
« Which side are you on ? »
Grossman joue un rôle important dans la « mue » du jeune chanteur, qui s’éloigne du milieu et de la musique folk et rompt avec les chansons contestataires. Lors de la sortie, Another Side of Bob Dylan en 1964, Dylan expliquait déjà : « Il n’y aura pas de chanson protestataire dans cet album. Ces chansons, je les avais faites parce que je ne voyais personne faire ce genre de choses. Maintenant beaucoup de gens font des chansons de protestation, pointant du doigt ce qui ne va pas. Je ne veux plus écrire pour les gens, être un porte-parole. […] Je veux que mes textes viennent de l’intérieur de moi-même [12]. »
Finies, les frusques de hillbilly, Dylan s’habille comme un dandy sur le conseil de son manager. Grossman incite Dylan à quitter définitivement son producteur John Hammond, avec qui il ne s’entend pas, pour Tom Wilson qui ne se distinguait pourtant pas particulièrement par son goût pour la folk : « Moi qui avais enregistré Coltrane, Sun Ra… je pensais que la folk, c’était pour les imbéciles. Bob Dylan jouait comme ces imbéciles, mais quand j’écoutais les paroles, j’étais époustouflé [13] » On suggère à Dylan des musiciens pour l’accompagner, batterie, basse, guitare électrique (Al Kooper, Mike Bloomfield notamment), et permettre une évolution de son style musical.
Dans la seconde partie de sa carrière, celle de la « trilogie électrique », Dylan puisera son inspiration dans son vécu, ses expériences personnelles. La « rupture » d’avec la folk est mise en scène en 1965 lors du festival de Newport, lorsque Dylan joue avec sa nouvelle formation ses nouveaux morceaux « électriques » devant le public acquis à la folk : il se fera copieusement huer par le public. Like a rolling stone symbolise ce tournant qui est ressenti par une partie du milieu folk comme une trahison.
Pour Dylan, c’est aussi une déchirure, dont il témoigne dans Desolation row, lorsqu’il évoque la réaction du public d’une partie du public qui l’accuse de traîtrise : « And everybody’s shouting : which side are you on ? » Cette controverse le suivra lors de sa tournée européenne en 1965 – au cours de laquelle il est régulièrement hué lors de ses sets « électriques ».
En 1965 et 1966, Dylan va multiplier les tournées. Entre drogues, concerts, sollicitations des journalistes, des fans, le rythme est effréné, inhumain. Les dates s’enchaînent. Les amphétamines aident à tenir. Grossman s’assure que son client ne manque de rien… Au cours des concerts, Dylan se fait souvent huer lors de ses sets « électriques ». Fin 1965, il est épuisé et las après sa tournée européenne. Il finira par mettre en scène son évasion de la prison dorée du succès : en 1966, il prétexte un accident de moto pour se mettre en retrait.
Cet accident (qu’il ait vraiment eu lieu ou non) revêt une portée symbolique ; il marque la « mort » de Bob Dylan, vedette version Al Grossman. Peu de temps après l’accident, Dylan rompt son contrat avec son manager. Revenant sur la rupture avec son premier manager, Dylan explique : « Truth was that I wanted to get out of the rat race [14] » (« en vérité j’en avais assez d’être comme un hamster qui court dans une cage »). C’est, pour Dylan, le commencement d’une nouvelle étape de sa carrière.
Frédéric Lemaire
[1] Cf cette interview de Bob Dylan pour les Inrockuptibles : https://www.lesinrocks.com/musique/bob-dylan-dylan-on-dylan-100472-15-10-1997/
[2] Anthony Scaduto, Bob Dylan, Helter Skelter Publishing, 1er juin 2001, 5e éd. (1re éd. 1972), 350p, p. 97
[3] “Suze Rotolo, Bob Dylan’s Girlfriend and the Muse Behind Many of His Greatest Songs, Dead at 67”, Rolling Stone, 27/02/11 : http://www.rollingstone.com/music/n…
[4] Suze Rotolo obituary, The Guardian, 28/02/11 : http://www.guardian.co.uk/music/201…
[5] Woliver, Hoot ! A 25-Year History of the Greenwich Village Music Scene, pp. 75–76.
[6] Ibid.
[7] La comparaison vient de Dylan : https://www.lesinrocks.com/musique/bob-dylan-dylan-on-dylan-100472-15-10-1997/
[8] Propos rapportés dans : Gray, Michael (2006), The Bob Dylan Encyclopedia, Continuum International, ISBN 0-8264-6933-7
[9] « The American public is like Sleeping Beauty, waiting to be kissed awake by the prince of Folk music. » Shelton, No Direction Home, p.88
[10] Avec, notamment, sa parution en avril 1962 dans Broadside Magazine
[11] Parmi les reprises de Blowing in the wind dans les 60’s, on compte celles de The Hollies, Chet Atkins, Odetta, Dolly Parton, Judy Collins, The Kingston Trio, Marianne Faithfull, Jackie DeShannon, The Seekers, Sam Cooke, Etta James, Duke Ellington, Neil Young, the Doodletown Pipers, Marlene Dietrich, Bobby Darin, Bruce Springsteen, Elvis Presley, Sielun Veljet, Stevie Wonder, John Fogerty, Joan Baez…
[12] The Crackin’, Shakin’ Breakin’ Sounds, Nat Hentoff, 24/10/1964. (Jonathan Cott, Bob Dylan : The Essential Interview, p. 16)
[13] Propos rapportés dans : Heylin, Clinton (2000), Bob Dylan : Behind the Shades Revisited, Perennial Currents, ISBN 0-06-052569-X, retrieved 2011-01-08
[14] Extrait de l’autobiographie de Bob Dylan, Chronicles Volume One : https://thepressmusicreviews.wordpress.com/2019/07/29/bob-dylan-the-motorcycle-crash/