Sara Le Menestrel est anthropologue, directrice de recherche au CNRS, et spécialiste de la musique franco-louisianaise (cadienne, créole et zydeco). Dans cet entretien, nous abordons avec elle la manière dont interagissent les traditions musicales et les identités et imaginaires sociaux, sur la base de son ouvrage, Negotiating Difference: Categories, Stereotypes and Identifications in French Louisiana Music, publié en 2015 (plus d’information ici).
L’ouvroir : Qu’est-ce qui vous a amené à vous intéresser à la musique franco-louisianaise ? En quoi a consisté votre travail de terrain en Louisiane ? En avez-vous gardé des souvenirs marquants ?
Mon intérêt pour cette musique a émergé de mon terrain en Louisiane. Par contraste avec bien des amateurs de musique franco-louisianaise, qui l’avaient découverte au sein du mouvement folk et se rendaient en Louisiane a posteriori alors qu’ils étaient déjà fans, je ne connaissais rien à cette musique. Mes premières écoutes en 1990 m’avaient laissée indifférente, je la trouvais ringarde… Mon terrain de master ne portait pas spécifiquement sur la musique, mais j’ai rencontré dès mes premières enquêtes des musiciens amateurs et professionnels avec qui j’ai vécu plusieurs mois. Christine Balfa – fille de Dewey Balfa qui a joué un rôle déterminant dans la revitalisation de la musique franco-louisianaise dans les années 1970 – et Dirk Powell – devenu depuis l’un des musiciens de la scène « traditionnelle » les plus célèbres des Etats-Unis – font partie de ceux avec qui j’ai fait mes premiers pas, d’abord au ‘tit fer (triangle), plus tard au violon.
La musique se partageait au quotidien, les instruments et les marmites (chaudières en français louisianais) mijotaient en même temps. J’étais entravée par un cursus classique très scolaire qui m’avait inhibée et arrimée aux partitions. Un jour, Dirk, qui avait invité des amis, est venu me chercher dans la cuisine pour rejoindre une jam qui avait débuté sur le front porch de leur maison. J’ai décliné, comme je l’avais déjà fait maintes fois auparavant. « Are you gonna fucking play ?? », m’a t-il lancé fermement. J’ai été totalement décontenancée par sa réaction, qui tranchait avec sa placidité ordinaire et sa bienveillance. Ça a été un moment tournant à bien des égards. C’est à force de vivre ces moments de socialisation, puis au gré de mon terrain, en écumant les concerts, les stages, les jams, les festivals, que j’ai incorporé la primauté de la sociabilité musicale sur la performance. Les premiers contours de mon sujet de thèse se dessinaient…
Comment définiriez-vous la musique franco-louisianaise – ou faut-il dire les musiques franco-louisianaises ?
Je me garderai bien de la définir ! Ce sont justement les usages sociaux des catégories musicales et le sens dont elles sont investies qui sont au cœur de mon travail. Interroger les catégories musicales en usage – et notamment la musique cadienne, créole et zydeco – m’a amené à les regrouper sous une catégorie plus large que j’ai appelée « French Louisiana music ».
Cette désignation régionale présente pour moi l’intérêt d’embrasser les origines multiples du répertoire régional, les emprunts, les frontières poreuses entre les styles plutôt que de les distinguer selon des identifications raciales/ethniques (cadien, créole). « French Louisiana » est un terme historique qui n’est pas limité à l’héritage colonial français de la Louisiane (1699-1763) mais s’étend aux différentes vagues migratoires francophones volontaires ou forcées : exilés acadiens, réfugiés de la révolution haïtienne, immigrés chrétiens libanais, réfugiés vietnamiens, laotiens et cambodgiens, immigrés québécois, français, suisses, belges…
Depuis son émergence au milieu du 19ème siècle, l’ethnonyme Cajun s’est appliqué à plusieurs populations francophones de diverses origines (Acadiens pauvres, Créoles blancs descendants de colons, Foreign French établis au 19ème siècle originaires de Saint-Domingue ou de France métropolitaine) ainsi qu’à des immigrés espagnols, irlandais, écossais et allemands. La distinction entre « Cajuns » et « Acadiens » reflète la stratification sociale de la société acadienne établie en Louisiane au 18ème siècle, à la suite de l’expulsion des Acadiens de la Nouvelle-Ecosse par les Anglais en 1755.
Quant au terme « créole », sa grande polysémie résulte d’une histoire complexe. C’est à partir de la vente de la Louisiane par la France aux Etats-Unis en 1803 que la désignation « Créole » se généralisa à tous les habitants nés en Louisiane quelle que soit leur origine. Mais les réappropriations vont se succéder. A l’approche de la guerre de Sécession, les Créoles bancs, évincés par les Anglo-Américains qui s’étaient emparés du pouvoir économique et social, sont soupçonnés de partager le même sang que leurs homologues de couleur. Ce sentiment de mise en péril les amène à construire une mythologie créole, en imposant une définition strictement blanche des Créoles, dans la logique de la pureté de sang.
Après la guerre de Sécession, l’émancipation des esclaves éradique les distinctions légales des gens de couleur libres avec les Noirs nouvellement affranchis. La dénégation d’une société louisianaise tripartite par la législation ségrégationniste incita les gens de couleur libres à s’identifier comme Créoles de couleur, pour se distinguer des esclaves émancipés.
Ce contexte historique montre bien les usages concurrents de la dénomination créole dans le Sud louisianais. « Créole » peut renvoyer à la population noire ou blanche selon les régions et les interlocuteurs. Dans le Sud-Ouest, les Créoles sont avant tout associés à la population noire francophone, descendante de gens de couleur libres et d’esclaves. L’identification comme Créole n’interfère pas avec un fort sentiment d’appartenance aux Africains Américains. Par contraste, à La Nouvelle-Orléans, mais aussi dans certaines enclaves rurales, on ne s’identifie pas comme noir ou blanc mais comme spécifiquement créole.
La tradition musicale franco-louisianaise regroupe des styles et des conceptions différentes. En quoi la définition même de la tradition est-elle l’objet de controverses, et en quoi la musique franco-louisianaise constitue-t-elle une catégorie cohérente ?
Il existe effectivement des représentations très contrastées des catégories musicales au sein de la musique franco-louisianaise, de ce que l’on entend par Cajun, Creole, zydeco, French, old-time, traditionnel, progressif, parmi d’autres catégories. Le deuxième chapitre de mon livre se concentre sur ces controverses liées à la notion de tradition. Il identifie les facteurs qui entrent en jeu dans ces représentations : les rapports de pouvoir, les stratifications sociales, les imaginaires, ceux qui font autorité dans ces définitions.
Ceci dit, ces contestations n’en font pas qu’un terrain d’affrontements. Dans mon livre, j’ai voulu mettre en lumière les interactions entre noir et blanc, entre le rural et l’urbain, entre différenciation et créolisation, entre le local, le national et le global. Le terrain franco-louisianais montre que cette musique ne peut pas se comprendre par le seul prisme des identifications ethniques et raciales, qui modèlent les catégories en usage. Elles ne suffisent pas à en délimiter les contours, à saisir comment les musiciens pratiquent et vivent cette musique.
L’ethnographie des pratiques musicales souligne l’attachement primordial à l’héritage rural et à la localité, qui déteignent sur la façon de caractériser l’ensemble du répertoire franco-louisianais comme simple, crue, énergique, accessible, et plus largement sur la manière dont cette musique est pratiquée, vécue, mise en scène, enseignée, et produite. Peu importe que l’on adopte un style traditionnel ou des sonorités indie-pop, punk rock ou hip hop, toutes trouvent un moyen de réconcilier l’urbain avec le rural. Pour prendre un autre exemple, que la simplicité avancée soit trompeuse et ne rende pas compte de la sophistication des techniques musicales et des compétences des musiciens n’est pas non plus perçu comme un paradoxe. Ce qui prédomine, c’est la loyauté à un héritage rural et au sud-louisianais qui habite cette musique, les jams qui modèlent son apprentissage, la sociabilité culinaire qu’elle appelle, la dérision omniprésente des récits qui l’accompagnent… Et tous ces facteurs, parmi d’autres, font de l’identification régionale un élément central de cette musique, transversal aux styles qu’elle englobe.
C’est ce qui m’a amené à parler de musique franco-louisianaise comme catégorie générique pour englober les différents styles en présence, plutôt que de privilégier des catégories fondées sur des identifications raciales et ethniques. Il ne s’agissait évidemment pas de les assimiler, d’effacer leurs distinctions, mais de les placer sur un continuum pour mettre en lumière ce qui, par-delà leurs influences éclectiques et leurs sonorités spécifiques, est perçu et revendiqué comme un héritage commun, cette identification régionale à la Louisiane à laquelle les musiciens font plus ou moins référence, mais qui demeure toujours en point de mire.
Une première tension apparaît entre l’authenticité revendiquée par la musique franco-louisianaise et l’intégration des logiques de l’industrie musicale. La dimension commerciale est-elle perçue comme une menace pour la tradition ?
Cette opposition entre une musique authentique et commerciale n’est pas nouvelle, elle trouve ses racines au début du 20ème siècle. L’industrie musicale et le milieu académique ont contribué ensemble à façonner la singularité de la musique du Sud en l’opposant à la musique populaire de masse. Les folkloristes engagés dans la collecte de la musique franco-louisianaise ont œuvré à promouvoir une musique folk délimitée par l’héritage francophone, au détriment de nombreuses autres influences. Les enregistrements de John et Alan Lomax en 1934 englobent une grande diversité de styles au-delà du répertoire francophone, depuis les chansons populaires anglaises et irlandaises et les cowboy songs jusqu’au blues rural, à la musique klezmer et au slave spirituals. Le travail de Josh Caffery, aujourd’hui directeur du Center for Louisiana Studies, sur la collection des Lomax a révélé l’éventail très large d’influences constitutives du répertoire « traditionnel ».
La dimension commerciale repose également sur des jugements moraux qui conduisent certains à établir une dichotomie entre une musique urbaine jugée édulcorée, voire vulgaire, et une musique rurale, qui serait plus pure, plus honnête. Les stratégies de reconnaissance et l’accès à un marché national et international sont indissociables de ces positionnements qui varient selon les contextes et le public à convaincre. Buckwheat Zydeco et son producteur new-yorkais, Ted Fox, ont été parmi les premiers à s’engager dans cette stratégie dès les années 1980, en enregistrant des publicités pour Budweiser et Coca-cola.
Ces conflits d’authenticité continuent de modeler les représentations du répertoire franco-louisianaises. Depuis une quinzaine d’années, les frontières de ce répertoire s’étendent par l’expérimentation de nouvelles sonorités qui sont autant de gages de la créativité individuelle, une notion très valorisée par les musiciens locaux. Mais ces innovations tirent leur légitimité de la référence constante à une tradition musicale spécifique. C’est en tant que « fils de » ou « disciple de » que la créativité peut s’intégrer au canon musical et répondre aux attentes de l’industrie musicale et du public local. On peut se situer dans une filiation musicale au sein du panthéon franco-louisianais (les dynasties familiales comme les Ardoin, Balfa, Frank, Delafose, Savoy…), tout en soulignant la singularité de ces mentors, leur caractère novateur. Cette idée de « créer au sein de la tradition » est omniprésente, même si elle intervient à différents degrés. Cette négociation permet aux musiciens d’ancrer les innovations les plus audacieuses dans une tradition, de se réclamer à la fois du traditionnel et du moderne, de porter des revendications régionalistes tout en aspirant à une reconnaissance internationale qui se nourrit de cette singularité.
Au fond ce processus que vous décrivez, entre lignage musical et renouvellement des standards, n’est-il pas commun à toutes les traditions musicales, voire artistiques, en perpétuelle redéfinition ?
Je dirais qu’il est central dans les musiques associées à une « tradition » spécifique, dont la transmission passe par l’héritage des « anciens », des pionniers, de dynasties familiales. Mais cette loyauté n’occupe pas une place aussi importante dans toutes les scènes musicales. Pour d’autres, c’est le caractère autodidacte de l’apprentissage qui est valorisé, les techniques, les savoir-faire, l’acquisition du métier de musicien. Ces mécanismes de circulation des savoirs, des musiques et des musiciens font partie des processus que nous avons étudiés avec un groupe de collègues dans notre ouvrage Des vies en musique (Hermann, 2012) en retraçant les parcours de 7 musiciens à travers le monde et en les analysant de façon transversale.
Vous soulignez l’importance des interventions institutionnelles dans la production des catégories musicales. Prenons le cas de la musique cadienne (cajun music). On assiste dans les années 1970 à un renouveau de l’identité cadienne, impulsé par une élite politique et intellectuelle. Dans quelle mesure la musique cadienne, en tant que catégorie, est-elle la résultante de cette politique culturelle ?
La musique cadienne a été un support majeur de la politique culturelle régionale tout en s’adossant à cette politique pour sortir de sa stigmatisation. C’est un processus qui est loin d’être univoque. La réhabilitation de la culture franco-louisianaise par le Conseil pour le développement du français en Louisiane (CODOFIL) a contribué à générer un nouvel élan culturel : l’influence de Dewey Balfa amène le Conseil à la création en 1974 du Festival de musique acadienne à Lafayette, qui remporte un immense succès auprès des Louisianais et marque le début de leur engouement pour la musique cadienne.
A partir du milieu des années 1980, la renaissance francophone devient l’objet d’une promotion touristique. La crise pétrolière incite à diversifier l’économie louisianaise et à se tourner vers d’autres sources de revenus. La culture franco-louisianaise devient l’un des thèmes privilégiés de l’Office du tourisme de l’Etat, qui développe à partir de 1990 un véritable plan d’action avec un doublement de son budget. La musique, avec la cuisine, se situent au cœur de cette politique touristique, largement centrée sur une francophonie blanche, avec une image monolithique de la Louisiane française dont témoignent les désignations régionales officielles (Acadiana, Cajun Country), qui invisibilisent les Créoles. Et en même temps, cette promotion touristique, à laquelle s’ajoute le rôle déterminant de folkloristes et d’institutions académiques, joue un rôle majeur dans la diffusion et la validation d’une musique jusqu’alors jugée ringarde et dissonante – dite « chanky-chank ». Elle a contribué à la hausser au statut de musique folk digne d’être préservée.
Vous pointez également dans votre ouvrage le fait que les catégories actuelles de la musique franco-louisianaise « sont légitimées par un imaginaire racial omniprésent ». Avec l’émergence à partir des années 1970 d’une distinction entre la musique cadienne (Cajun music), associée aux blancs de culture francophone, et les musiques créole et zydeco, associées aux noirs francophones. Quel est le rôle de l’industrie du disque dans la construction de catégories musicales selon des critères raciaux ? La distinction entre Country music, associée à un public et des musiciens blancs, et blues ou rythm and blues procède-t-elle d’une construction similaire ?
Oui, absolument. L’association du style cadien au country & western et du zydeco au rythm & blues s’inscrit directement dans cette distinction introduite dès les années 1920 dans l’industrie du disque entre les labels hillbilly music et race music. Ces stratégies de marketing ont modelé les choix de carrière des musiciens.en leur donnant accès à un marché. C’est le cas de Leo Soileau, l’une des figures pionnières de la musique française, qui a enregistré le premier disque de musique cadienne en 1928. Dans les années 1930, il privilégie le western swing, inspiré par Bob Wills. Il intègre à son groupe une mandoline électrique, un saxophone et un piano. Ces choix ne rendent pas compte l’éclectisme musical des musiciens qui s’inspiraient tous des styles en vogue à l’époque. Canray Fontenot, un Créole pionnier du répertoire franco-louisianais, forma lui aussi un string band dans les années 1930 et jouait de nombreux rags.
Les maisons de productions régionales, comme Swallow, ont contribué à cette séparation entre musique dite noire ou blanche en créant des labels distincts pour le style cadien d’une part et les styles créole et zydeco d’autre part. Ce processus s’inscrit aussi dans le contexte politique du mouvement des droits civiques qui a créé les conditions d’émergence d’une ethnicité blanche et du nationalisme noir. La revendication d’une paternité musicale fondée sur des critères « raciaux » s’inscrit dans ce contexte de tensions raciales, alors que dans la première moitié du 20ème siècle, le facteur de différenciation le plus prégnant dans le Sud louisianais était fondé sur l’ascendance et la langue française, par opposition à ceux que l’on appelait « les Américains ». On parlait alors de musique française. Dirk aime à raconter à ce propos à son auditoire que son ex belle-sœur, qui a grandi dans les années 1960, pensait alors que les boutons AM/FM de son transistor signifiaient « American Music/French Music ».
Vous notez que la distinction entre le style cadien et le style créole – autrefois regroupés dans la catégorie musique française – est loin de s’imposer sur le plan musical. Comment dès lors expliquer la persistance des distinctions faites entre les deux catégories, y compris parfois par les musiciens eux-mêmes ?
Les arguments des musiciens pour soutenir la distinction entre style cadien et style créole sont d’ordre technique : le premier est associé à un style plus fluide (soft, smooth) et plus mélodique alors que le deuxième est considéré comme rythmique, plus syncopé, dissonant, asymétrique, tordu (crewked, scratchy). Certains associent au style créole des tonalités ou des structures spécifiques. On naturalise de cette façon des différences issues de l’évolution du répertoire. Les différentes sonorités résultent d’avantage des styles en vogue selon les époques que de l’ascendance des musiciens. L’influence du western swing, par exemple, a amené plus de fluidité, il a généralisé la succession des solos de l’accordéon et du violon, alors que jusque-là ces instruments étaient joués simultanément et sur un rythme plus saccadé.
En même temps, les musiciens remettent eux-mêmes en cause ces raisonnements au fur et à mesure qu’ils les énoncent. Ils soulignent sans cesse des exceptions. Les distinctions qu’ils avancent restent le plus souvent du domaine de l’indicible, du ressenti (distinctive soul, feel, flavor). Elles sont incorporées, vécues au travers du jeu musical. Beaucoup de musiciens considèrent que le caractère plus syncopé et rythmique associé au style créole s’étend à l’ensemble de la musique franco-louisianaise, quel que soit le style. On observe vraiment un va-et-vient entre homogénéité et différence, qui rend compatible la reconnaissance d’un héritage musical commun et la revendication de styles distincts.
Il faut aussi souligner que ce jeu des catégories musicales est inséparable de l’accès à un (voire plusieurs) marché musical et de stratégies de reconnaissance. Quel que soit leur style, les musiciens s’efforcent de maintenir leur légitimité auprès de leurs fans et de l’industrie musicale, en répondant à leurs attentes de singularité culturelle, tout en veillant à se positionner comme partie intégrante de la musique populaire américaine. Le statut socio-économique des Créoles au plus bas de la population louisianaise motive d’autant plus leur quête de promotion sociale au travers du succès commercial du zydeco et de sa visibilité à l’échelle nationale.
La naturalisation de la différence les catégories de musique cadienne et musiques créole et zydeco n’est-elle pas contradictoire avec le discours des institutions et des acteurs de la scène musicale louisianaise, qui valorisent le métissage et la diversité culturelle ?
Ces postures n’entrent pas en contradiction dans les pratiques musicales, au contraire, elles se combinent bien souvent, elles alternent, elles s’entremêlent. C’est précisément cette relation dialectique qui est au cœur de mon livre, entre d’une part la métaphore du mélange, l’adaptation, la créativité, et de l’autre la rhétorique des origines et la naturalisation de la différence. Toute la richesse de la démarche ethnographique est justement de ne pas figer les catégories musicales mais au contraire d’en saisir la flexibilité selon les contextes d’interactions, les interlocuteurs, les intérêts en jeu et les attentes du public. Mon expérience en tant que musicienne a été cruciale à cet égard, elle m’a permis d’entendre et de vivre la diversité des catégories et d’en comprendre les ressorts. C’est par un terrain ancré dans le temps long et par la pratique et le jeu musical que j’ai pu faire l’expérience des liens inextricables entre des logiques qui paraissent a priori entrer en contradiction.
Plus largement, cette récurrence des dimensions « raciales » et « ethniques » dans le répertoire franco-louisianais fait écho à une célébration de la « diversité » omniprésente aux Etats-Unis. Distinguer les héritages cadiens et créoles, recourir aux ascendances acadiennes et africaines pour en faire le fondement des catégories et des contenus musicaux relève d’un souci de « respecter » les identifications raciales et ethniques sans les appréhender comme des sources de tension ou de discrimination. Parallèlement, la classe est surtout mobilisée comme un facteur de cohésion, un statut commun entre Créoles et Cadiens ancré dans la ruralité. Elle est en réalité tout autant source de stratifications sociales entre Cadiens et Créoles mais aussi en leur sein. Les styles musicaux et la créativité sont sans cesse inscrits dans un héritage spécifique, alors que la quête d’ascension sociale, de légitimité, et les logiques marchandes modèlent fortement les projets des musiciens, leurs stratégies de carrières et leurs choix musicaux.
Vous évoquez le cas de la collaboration entre l’accordéoniste créole Amédée Ardoin et le violoniste cadien Denis McGee, qui illustre la tension entre les revendications de métissage et la persistance des séparations et violences raciales qui n’épargnent pas la Louisiane.
Tout à fait, c’est une histoire emblématique de cette tension. Le duo Ardoin-McGee et sa longévité, des années 20 aux années 40, symbolise un patrimoine musical commun immortalisé par l’enregistrement de l’un des premiers disques de musique franco-louisianaise en 1929 ; ils partagent par ailleurs un statut social de métayer auprès du même propriétaire terrien à Eunice ; mais ce duo souligne aussi le spectre que représente le métissage biologique, au travers de l’accusation d’érotisme. Amédée Ardoin se serait fait battre violemment, alors qu’il jouait dans une salle de danse, parce qu’il avait accepté des mains d’une fille blanche un mouchoir pour essuyer la sueur de son visage. Il ne s’est jamais remis de ses blessures et il aurait fini ses jours dans un asile psychiatrique en 1941. Ardoin incarne tout autant la créolisation musicale que la rigidité de la ligne de couleur et le risque que représentait sa collaboration musicale avec un Blanc, qu’il n’a pas pu éviter.
Vous critiquez le recours à la notion de « créolisation » pour rendre compte de la tradition musicale franco-louisianaise, dans la mesure où elle effacerait la violence et la conflictualité sociales, et pourrait contribuer à une essentialisation dans le domaine musical. Dans sa note de lecture de votre ouvrage, Denis-Constant Martin défend une conception de la créolisation telle que définie par Edouard Glissant, qui prenne en compte la violence, l’oppression et le racisme et saisisse la puissance créatrice qui surgit face à la domination. Pensez-vous qu’une telle conception critique de la notion de créolisation soit effectivement mieux à même de saisir la fabrique de la tradition musicale franco-louisianaise et ses enjeux ?
Je ne pense pas que ce concept soit adéquat dans le contexte louisianais. Les chercheurs locaux se sont emparés de la notion de « créolisation » pour décrire un processus culturel bénéfique et valorisant, dépouillé de tout clivage et circonscrit à un héritage francophone. La notion de créolisation telle qu’elle est mobilisée dans le champ musical louisianais porte en elle-même une logique de différenciation, elle se nourrit de l’imaginaire racial. Plus largement, la créolisation est utilisée à la fois comme concept d’analyse par les anthropologues et les historiens, et comme ressource de discours identitaire dans les sociétés dites créoles. A ce titre, c’est une catégorie qui recouvre une dimension autant idéologique que descriptive. La créolisation du monde conçue par Glissant s’inscrit elle aussi dans un modèle de société. Certains chercheurs comme Charles Stewart et Stephan Palmié ont insisté sur le fait que le concept de créolisation porte aussi en lui le mythe des origines et de la pureté « raciale », et qu’il ne peut pas faire l’économie de stratégies d’exclusions. C’est aussi le cas de notions corolaires tel que métissage et hybridité.
En raison de ces ambiguïtés, de la grande polysémie du terme et des multiples débats sur sa valeur heuristique, j’ai choisi de ne pas utiliser le concept de créolisation qui, à mon avis, brouille l’analyse de la musique franco-louisianaise plutôt qu’il ne l’éclaire. En revanche, mon livre explore ses usages sociaux, ses appropriations et sa dualité au sein d’acteurs variés- musiciens, danseurs, universitaires, activistes, industrie musicale, institutions culturelles, organismes touristiques, experts, médias -, en s’attachant aux différentes façons dont ils s’en emparent selon les contextes d’interactions et à ses échos sur les pratiques musicales.