Pour certains penseurs critiques, la culture de masse – qu’il s’agisse de chansons, de films, ou de romans – serait un instrument de domination sociale. Antonio Gramsci semble faire un pas de côté par rapport à cette approche. Dans ses Cahiers de prison, il s’intéresse au succès de la littérature commerciale, qu’il décrit certes comme un « opium » du peuple ; mais il reconnaît qu’elle est bien plus que cela.
Nous revenons sur la conception originale de la culture populaire d’Antonio Gramsci avec Yohann Douet, philosophe et spécialiste du penseur italien, auteur de L’Histoire et la question de la modernité chez Antonio Gramsci (Classiques Garnier, 2022)
Repères biographiques :
Antonio Gramsci (1893-1937) est l’un des fondateurs du Parti communiste d’Italie (PCd’I) en 1921, qu’il a ensuite dirigé entre 1924 et 1926. Il a été arrêté par le régime fasciste en 1926, et c’est en prison qu’il a mis sur le papier, à partir de 1929, ses réflexions les plus importantes, jusqu’à ce que sa santé le contraigne à interrompre ce travail en 1935. Ce sont ces notes que nous connaissons aujourd’hui comme les Cahiers de prison.
L’ouvroir : Les philosophes Theodor Adorno et Max Horkheimer ont développé au milieu du XXème siècle une critique en règle des industries culturelles, qui a depuis rencontré un certain succès au sein de la gauche. La culture de masse ne ferait qu’assurer la domination des puissances économiques et préparer les individus au travail en les privant d’autonomie et en uniformisant les modes de vie. En quoi Gramsci se distingue-t-il de cette critique en bloc des productions de l’industrie culturelle ?
Yohann Douet : Pour les théoriciens critiques que sont Adorno et Horkheimer, l’« industrie culturelle » renvoie à deux phénomènes indissociables : d’une part l’intégration de la culture dans les circuits du capital, c’est-à-dire la transformation de la culture et des arts en marchandises ; d’autre part l’uniformisation des subjectivités individuelles et leur adaptation aux exigences de la société capitaliste. Il est donc vain d’y chercher une quelconque ressource émancipatrice.
Gramsci est beaucoup plus nuancé dans son approche de la culture de masse. Il étudie celle-ci principalement à partir du cas des romans feuilletons – que Sainte-Beuve avait d’ailleurs pu appeler « littérature industrielle ». Bien sûr, il s’agit d’une littérature commerciale, entièrement soumise à des critères marchands. Les auteurs utilisent ainsi des recettes ou des procédés grossiers mais qui ont fait ont fait leurs preuves afin de répondre aux goûts d’un large public : héros stéréotypés mais hauts en couleurs, intrigues simplistes mais sensationnelles, dénouements attendus mais répondant de ce fait aux attentes, etc. Pour autant, le succès de telles productions littéraires ne doit pas être interprété uniquement comme la conséquence de l’aliénation des lecteurs – aliénation qu’elles auraient pour effet de reproduire.
Au contraire, pour Gramsci, si la littérature commerciale rencontre un tel succès c’est parce qu’elle parvient, d’une certaine manière, à répondre à des aspirations profondes des masses populaires, comme leurs désirs d’aventure, d’évasion ou de revanche sociale. On ne saurait donc se contenter de la critiquer et de lui opposer une grande littérature, qui relèverait véritablement de l’art. Au contraire, il est crucial d’étudier avec le plus grand sérieux cette littérature commerciale et de piètre qualité, ne serait-ce que pour être en mesure de la transformer.
Gramsci explique que la littérature à succès serait un indicateur de la «philosophie de l’époque», de l’air du temps. Pouvez-vous nous en dire plus ?
C’est une des raisons pour lesquelles il s’intéresse à la littérature commerciale. Dans la revue Quaderni, Pascal Durand a même pu écrire que la culture de masse est aux yeux de Gramsci une « sonde exploratoire au cœur de l’inconscient social ». Il a écrit des articles sur la littérature commerciale très tôt (dès ses années de journalisme culturel et politique lors de la Première Guerre mondiale), mais il s’y repenche à nouveau une fois emprisonné par le régime fasciste après novembre 1926 (avant de développer la question dans ses Cahiers de prison écrits entre 1929 et 1935).
Or, s’il s’y replonge, c’est parce que, durant ses premiers mois d’incarcération, les seuls ouvrages auxquels il a accès sont des romans feuilletons. Il se demande : « pourquoi cette littérature est-elle toujours la plus lue et la plus imprimée ? Quels besoins satisfait-elle ? À quelles aspirations répond-elle ? Quels sentiments et quels points de vue sont représentés dans ces mauvais livres, pour qu’ils plaisent autant ? ». Ainsi, l’étude de la littérature commerciale donne bien un accès à la « la ‘philosophie de l’époque’, c’est-à-dire [la] masse de sentiments et de conceptions du monde » qui prédomine « parmi la multitude ‘silencieuse’ ». Cette « philosophie » est hétérogène et traversée par des sentiments, représentations et conceptions diverses voire opposées, ce qui transparaît notamment à travers différents « modèles de héros » populaires [C21, §6, p. 158].
Le Comte de Monte-Cristo est une autre des fictions à succès citées comme un indicateur de la « philosophie » de son époque. Le roman met en scène une justice vengeresse, incarnée par un individu salvateur, Edmond Dantès. Mais le contenu politique est ambivalent : exalte-t-il une soif de justice et de revanche sociales accomplie au nom du peuple contre les puissants ? Ou permet-il seulement à ses lecteurs de se « saouler » au rêve éveillé d’une providentielle réparation ?
Les deux ! C’est un cas où se manifeste clairement la grande attention de Gramsci pour ce qu’il y a d’ambivalent non seulement dans la culture de masse dans les attitudes et sentiments populaires eux-mêmes. Il décrit la littérature commerciale comme « une ‘drogue’ populaire, […] un ‘opium’ » [C5, §54, p. 430], réutilisant le terme employé par le jeune Marx pour la religion. Même si elle ne les satisfait que d’une manière illusoire, la lecture d’un récit de vengeance comme Monte-Cristo fait écho à l’aspiration populaire à la justice sociale – qui est aussi désir de revanche.
Un autre aspect de la littérature à succès analysée par Gramsci est qu’elle met précisément en scène une mythologie du surhomme justicier. Le Comte de Monte-Cristo évoque à Gramsci le dicton selon lequel « il vaut mieux vivre un jour comme un lion que cent ans comme un mouton », répété fréquemment dans les milieux fascistes. Dans un article paru en 1924 dans L’Unità, il écrit que « les fascistes veulent se faire le ‘prince Rodolphe’ du bon peuple italien » en faisant référence au héros des Mystères de Paris d’Eugène Sue. L’idéologie du roman feuilleton a-t-elle constitué une partie du terreau du fascisme italien, comme l’avance Romain Descendre dans un article paru l’année dernière ?
Oui, effectivement, comme l’a étudié d’une manière approfondie Romain Descendre dans son excellent article, que ce soit en 1924 comme dans les Cahiers de prison, Gramsci rattache sa réflexion sur la littérature commerciale et la question du fascisme. Ce lien est complexe. Les romans feuilletons – dans lesquels Gramsci voit d’ailleurs une inspiration pour Nietzsche – font de leurs héros des surhommes capables de s’imposer à la société par la force de leur volonté, ce qui présente une affinité évidente avec l’idéologie fasciste. Certains de ces héros peuvent incarner les aspirations populaires à la justice sociale, mais en leur donnant donc nécessairement une forme individualiste. Dans le cas des Mystères de Paris, roman feuilleton par excellence pour Gramsci, le prince Rodolphe agit pour faire le bien des humbles malgré eux, tout comme les fascistes s’érigent en élite seule en mesure d’agir au nom du peuple italien.
Du reste, Gramsci retrouve également une telle logique où une minorité active prétend prendre en charge l’intérêt d’une majorité passive dans l’anarchisme ou dans le syndicalisme révolutionnaire, qui à ses yeux ne s’attèlent pas sérieusement à la tâche d’organiser les masses populaires et d’accroître leur niveau d’activité et de conscience politiques. Pour cette raison, et plus généralement parce qu’il juge que ces courants politiques sont aventuristes et romantiques, il peut par exemple écrire que « les anarchistes pensaient la révolution comme un chapitre des Misérables ». Cette similarité se confirmait à ses yeux par le passage au fascisme de certains anarchistes et syndicalistes révolutionnaires, mais aussi de socialistes aux discours radicaux – du moins avant la Première Guerre mondiale – comme Mussolini. Il est toutefois clair que Gramsci ne réduit pas l’anarchisme et le syndicalisme révolutionnaire à cet aspect, et qu’il en a par ailleurs une vision plus nuancée et positive
On peut encore ajouter un élément concernant le lien entre romans feuilletons et fascisme discerné par Gramsci. Les auteurs de littérature commerciale entretiennent avec leur public un rapport analogue à celui des fascistes avec leur base sociale (la petite bourgeoisie en particulier) : ils répondent à certaines de ses attentes, mais d’une manière déformée et en les instrumentalisant, et ils flattent ses passions et ses sentiments immédiats, mais sans chercher à ce qu’ils se développent en une activité véritable (qu’elle soit intellectuelle ou politique). Bref, la littérature commerciale cantonne ses lecteurs dans une attitude intellectuellement subalterne, tout comme la politique fasciste maintient les masses populaires dans leur position politiquement subalterne.
En parlant de fictions mettant en scène des surhommes justiciers, Gramsci se serait-il intéressé aux comics et films de super-héros qui occupent aujourd’hui une place majeure dans la culture de masse ?
Cela l’aurait certainement intéressé. Peut-être se serait-il arrêté par exemple sur les différents « modèles de superhéros » existants : surhomme au sens strict avec Superman ; héroïne puissante et érotisée comme Wonderwoman, devenue une icône féministe ambigüe ; adolescent de milieu plutôt populaire comme Spiderman ; dirigeant politique noir comme Black Panther, à la tête d’un État afrofuturiste ; milliardaire qui se fait justice lui-même et veut purifier la société de sa corruption d’une manière quasi-fascisante comme Batman ; etc.
Par ailleurs, en dépit de ces différences, toutes ces productions ont en commun une même logique capitaliste (blockbusters), une esthétique et des intrigues proches, et viennent des États-Unis. Or Gramsci se demandait en son temps pourquoi la littérature française (qu’elle soit de qualité, comme avec Balzac ou Hugo, ou feuilletonesque-commerciale, comme avec Dumas ou Sue) avait plus de succès, en Italie même, que des auteurs italiens, aussi talentueux soient-ils (comme Manzoni). À ses yeux, la littérature française était parvenue à être « nationale-populaire » (nous reviendrons sur ce terme), contrairement à la littérature italienne qui était, elle, réservée à une élite cultivée et marquée par une forme de mépris ou du moins de condescendance à l’égard des masses. Et cela était lié structures sociales et culturelles respectives des deux pays (avec une véritable scission entre les intellectuels et le peuple en Italie), ainsi qu’à l’absence d’une révolution ayant impliqué activement les masses en Italie.
Aujourd’hui, Gramsci se poserait peut-être une question analogue : pourquoi regardons-nous massivement des films ou des séries produits aux États-Unis, ou du moins du même type que celles qui y sont produites ? N’y a-t-il là qu’une conséquence de l’indiscutable impérialisme économico-culturel états-unien, et d’un formatage aliénant et uniformisant de nos goûts ? Cela ne traduit-il pas aussi la capacité réelle de telles productions à épouser certaines « masses de sentiments » présentes au sein du public ? Mais alors, de quelles masses de sentiments et conceptions du monde s’agit-il ? Uniquement de désirs de diversement et d’évasion ? Si c’est sans doute souvent le cas, on pourrait peut-être y voir aussi, comme Gramsci l’a fait pour les romans feuilletons, la satisfaction fictionnelle et déformée de certaines aspirations sociales à la justice, à l’égalité ou à l’émancipation. C’est par exemple ce que laisse penser le nombre croissant de séries mettant en jeu des thèmes féministes ou anti-racistes que l’on peut voir sur de grandes plateformes comme Netflix ou Disney.
Gramsci semble reconnaître un rôle stratégique à la culture de masse dans la « guerre de position » contre les classes dominantes. Par l’ampleur de leur diffusion, les productions culturelles représentent un enjeu majeur. Dans quelle mesure la culture de masse est-elle un champ de bataille ?
D’un point de vue gramscien, la lutte politique est toujours aussi une lutte culturelle ou idéologique – et réciproquement ; ces deux dimensions sont indissociables, même lorsque les acteurs politiques ou culturels n’en ont pas conscience. Une nouvelle religion, une nouvelle philosophie, un nouveau style ou courant artistique, s’ils sont reçus dans la population à grande échelle, ont bien entendu des effets politiques décisifs, que ce soit pour renforcer ou pour contester la domination de classe établie. Une production culturelle est un acte politique.
La diffusion à une échelle de masse de telles productions est bien sûr conditionnée en retour par des facteurs politiques au sens large (institutions et organisations s’en faisant ou non le relai ; rôle de la censure, de la propagande ou tout simplement des priorités étatiques ; structure du champ médiatique ; etc.) ainsi que par des facteurs proprement économiques. Bref, la culture des masses – il est préférable d’employer le pluriel pour ne pas occulter toutes les contradictions et l’hétérogénéité qui caractérisent ce domaine – constitue sans aucun doute un champ de luttes politiques.
Mais, dans la société actuelle, il est radicalement asymétrique : biaisé en faveur des intérêts de la classe dominante, et très largement régi par la logique capitaliste. Comme dans le cas des médias, la lutte au sein de la culture établie doit s’accompagner de sa critique. Plus encore, Gramsci insiste sur la nécessité de développer une culture nouvelle.
Ainsi la littérature industrielle et populaire pourrait être un point de départ à partir duquel élaborer une littérature de qualité qui serait elle aussi à même de toucher les masses populaires parce qu’elle les comprendrait et serait en sympathie avec elles – ce que Gramsci appelle une grande littérature « nationale-populaire ». À ses yeux, « c’est seulement parmi les lecteurs de la littérature de feuilleton qu’on peut sélectionner le public suffisant et nécessaire pour créer la base culturelle d’une nouvelle littérature » ; « le problème est […] de créer un corps d’hommes de lettres qui soient artistiquement à la littérature de feuilleton ce que Dostoïevski était à Sue et à Soulié, ou ce que Chesterton, dans le roman policier, est à Conan Doyle et à Wallace, etc. ».
Les romans feuilletons mettent en effet en lumière des sentiments qui peuvent et doivent être le point de départ non seulement pour le développement d’une telle littérature nouvelle, mais également pour l’action politique (qui est toujours également culturelle) des forces émancipatrices, au premier rang desquelles se situe bien sûr, pour Gramsci, le parti communiste. La politique révolutionnaire doit, comme la nouvelle littérature, « plonger ses racines dans l’humus de la culture populaire tell qu’elle est, avec ses goûts, ses tendances, etc., avec son monde morale et intellectuel, même arriéré et conventionnel » ; mais il ne s’agit pas de s’en tenir là, et l’une comme l’autre doivent « tendre à élaborer ce qui existe déjà, de façon polémique ou autrement, peu importe ». En littérature comme en politique, il s’agit de faire fond sur les sentiments populaires mais afin de résoudre leur ambivalence dans le sens le plus progressiste.
Plus fondamentalement, la culture nouvelle que vise Gramsci ne pourra cependant se réaliser se réaliser intégralement qu’une fois dépassées la division entre intellectuels et masses et la contradiction entre classes dominantes et dominées, c’est-à-dire lorsque le capitalisme aura laissé place à la construction d’une société démocratique et communiste.