Depuis plusieurs années, la concentration dans l’industrie musicale va bon train : les grands groupes intégrés – de la production à la diffusion et la vente de billets – affichent des résultats économiques vertigineux, bien loin des turbulences de la crise sanitaire. Parmi ces différentes activités, l’organisation de concert s’avère une activité très rémunératrice. Nous vous proposons ici, sous la forme d’un glossaire, de revenir sur la manière dont les concerts dopent la rentabilité des grands groupes de l’industrie musicale.
A… arena
Ces salles de concert gigantesques ont fleuri en France au cours des dernières années, de Montpellier à Angers. A Paris, le palais omnisport de Bercy a lui été rénové pour devenir l’Accor Arena. Qui se trouve derrière ces équipements ? Sans surprise, les grands groupes du secteur ne sont pas loin… A Floirac, près de Bordeaux, l’Arena est ainsi détenue par Lagardère. Dans la capitale, c’est une alliance public-privé, avec d’un côté la ville de Paris et de l’autre AEG. Ce groupe américain, dirigé par l’ultra-conservateur Philip Anschutz, possède 48% de l’Accor Arena mais compte bien en devenir l’actionnaire majoritaire… D’où de vives tensions entre les deux parties, qui vont d’autant plus s’amplifier avec la création d’une nouvelle Arena à la Porte de la chapelle, seul site des Jeux Olympiques bâti à Paris. En outre, la construction de ces salles toujours plus grandes, à l’instar des jauges en pleine expansion des festivals, ne manque pas d’interpeller d’un point de vue environnemental, comme le pointe le rapport « Décarbonons la culture » du think tank Shift Project.
B… billetterie
C’est l’un des maillons incontournables de la chaîne. Les groupes veulent pouvoir contrôler cette source majeure de recettes. C’est ainsi que Live Nation a fusionné avec Ticket Master, que Vivendi a lancé son service de ticketing, que Fimalac possède Tick&Live et myticket.fr, que le groupe Vente Privée met la main en 2017 sur Panda Ticket… La stratégie de concentration verticale passe par cette étape. D’autant plus cruciale que le secteur est confronté à l’enjeu de la revente des places au marché noir. La spéculation va bon train dans ce milieu. N’oublions enfin pas que la billetterie permet l’accès aux informations sur les spectateurs. C’est aussi la bataille des données qui se joue ici entre les géants du secteur.
Une enquête anti-trust a été lancée par la justice américaine au sujet de la position dominante de la plateforme de billetterie Ticketmaster, qui a fusionné en 2010 avec Live Nation, le numéro un mondial de l’organisation de concerts. L’enjeu devient politique : l’élue démocrate Alexandria Ocasio-Cortez déclare haut et fort que cette fusion n’aurait jamais dû être autorisée. De ce côté-ci de l’Atlantique, l’autorité française de la concurrence enquête elle aussi sur la billetterie des concerts de musiques actuelles. Les mélomanes sont de plus en plus nombreux à dénoncer la revente de places au marché noir suite à l’achat de billets par des bots (des robots informatiques) sur les plateformes. Avec aussi, en arrière-plan, la question cruciale de l’accès aux données clients. L’Union européenne pourrait quant à elle se pencher prochainement sur les positions dominantes de l’industrie de la musique.
C… communication
La promotion des artistes fait partie intégrante de la stratégie des grands groupes. Rien de mieux que de posséder en son sein ses propres médias : Vivaldi avec Canal, Les Nouvelles Editions Indépendantes (LNEI) avec Les Inrocks et Nova, Fimalac avec Webedia… les exemples sont légion. Ces groupes disposent ainsi de vitrines idoines pour leurs festivals, les tournées de leurs artistes. On comprend dès lors mieux pourquoi la culture est de plus en plus traitée médiatiquement sous le seul angle de la promotion, avec des avant-papiers qui tiennent plus du publi-rédactionnel que de l’article journalistique ou bien des interviews hagiographiques qui nous donneraient presque l’impression de lire des médias nord-coréens… La concentration capitalistique met à mal l’indépendance du journalisme culturel. Au-delà des médias traditionnels, la maîtrise des supports numériques est elle aussi devenue indispensable dans la stratégie à 360 degrés.
D… délégation de service public
Les collectivités territoriales subissent de plein fouet la baisse des dotations de l’Etat. Des lors, où peuvent-elles faire des économies ? Pas facile en période de crise économique de toucher aux investissements dans le social. La culture se retrouve elle en position de variable d’ajustement. Les villes peuvent ainsi être tentées de ne plus gérer en direct leur équipement culturel mais d’en confier la responsabilité à un partenaire privé. C’est le principe de la DSP : délégation de service public. A Limoges, le festival Urban Empire est géré en DSP par Vivendi. Des zéniths, des théâtres municipaux sont passés ces dernières années en DSP. Avec un impact direct sur la programmation, qui fait la part belle aux artistes les plus mainstream ; les groupes visent avant tout l’efficacité économique, même s’ils doivent répondre à un cahier des charges. La prise de risque artistique devient ainsi de plus en plus rare. Mais c’est un autre risque, financier celui-ci, que les collectivités veulent à tout prix éviter en choisissant cette formule.
E… exclusivité
Les salles ou les festivals font signer aux artistes des contrats d’exclusivité, qui leur interdisent de tourner dans des lieux situés dans un rayon géographique proche. D’où l’absurdité des tournées d’un point de vue écologique. Dans son rapport, le think tank Shift Project appelle à revoir ces contrats d’exclusivité. Mais pas sûr que les grands groupes y soient enclins : ces clauses créent la rareté de l’artiste et permettent aussi d’augmenter par conséquence le prix des places. Autre augmentation, celle des cachets des artistes, en particulier des plus célèbres, qui veulent rattraper les pertes liées à la pandémie, du fait de la fermeture des lieux culturels. Tout est donc à la hausse, sauf le pouvoir d’achat des Français. Peut-être l’une des réponses à la difficile reprise du secteur culturel post-crise sanitaire.
F… Fimalac
30% : c’est ce que pèsent les activités culturelles dans l’ensemble du chiffre d’affaires de Fimalac. Le groupe de Marc Ladreit de Lacharrière, présent également dans les services financiers et numériques, joue la carte de l’intégration verticale, en détenant à la fois des sociétés de production, des salles (comme la Salle Pleyel, à Paris), des plateformes de billetterie ou encore des médias. Toute la chaîne de valeur est représentée, de la production de l’artiste à sa promotion. Avec toutefois une exception : les festivals. Dans ce domaine, les participations de Fimalac se limitent à celles de sa société Miala. Reste que Marc Ladreit de Lacharrière n’hésite pas à se décrire, dans « Les Echos », comme « le fer de lance de la culture française dans le spectacle vivant ». Une manière pour le groupe de se placer au-dessus de la puissance publique, historiquement en charge de ce domaine. Le symbole n’est pas des moindres.
H… horizontale
Dans les musiques actuelles, le phénomène de concentration joue sur les deux tableaux : horizontal et vertical. Dans le premier cas, il s’agit de posséder le maximum d’actifs dans un même secteur, par exemple les festivals ou les plateformes de billetterie. Le but est de pouvoir ainsi réaliser, grâce aux effets de mutualisation, des économies d’échelle. Dans le second cas, l’objectif est de détenir les différents maillons de la chaîne et les connecter entre eux pour développer une démarche à 360 degrés. Avec des différences notables entre les types d’investissement : une salle est par exemple plus stable qu’un artiste, dont la réputation peut être volatile.
I… industrie phonographique
C’est un changement radical de paradigme : si auparavant, les artistes vivaient de leurs enregistrements, ce sont désormais les concerts qui leur procurent la plus grande part de leur rémunération. Le gain d’une écoute sur une plateforme de streaming reste sans comparaison avec les royalties d’un enregistrement physique. De quoi expliquer aussi, par ricochet, la hausse des cachets… En parallèle, les majors discographiques développent de plus en plus une activité de concerts, comme Sony devenu en 2014 actionnaire du festival We love green. Cet écosystème a cependant été fragilisé par la crise sanitaire, qui, du fait de l’arrêt de l’activité culturelle, a vu l’essor des plateformes de streaming. A l’heure où nous bouclons ces lignes, la reprise est bien incertaine dans les salles et festivals, avec des taux de fréquentations inégaux. Or le seuil de rentabilité des lieux de musiques actuelles se situe à des jauges élevées…
L… live nation
C’est tout simplement le plus grand producteur de spectacles au monde. Établi à Beverly Hills, le numéro 1 mondial du secteur est présent dans plusieurs dizaines de pays, dont la France. Dans l’hexagone, la filiale gère notamment le Lollapalooza ou encore le Main Square. Des vitrines pour organiser les tournées « maison ». Mais le groupe est sous le feu des critiques depuis le drame survenu au festival d’Astroworld où, en 2021, un mouvement de foule a entraîné la mort de dix personnes. Dans son enquête, le « Los Angeles Times » révèle de graves manquements en matière de sécurité ; les artistes ont même continué de jouer alors que la police demandait d’arrêter le concert. Mais pas de quoi freiner l’essor de la multinationale. Tous azimuts… Le directeur de Live Nation France, Angelo Gopee, s’est même associé à une école de commerce de Nantes pour lancer un master spécialisé dans la filière musicale. La formation, nouvel enjeu des groupes.
M… marque
Dans leurs stratégies de concentration, les groupes tiennent néanmoins à conserver l’identité de chaque marque. Le but ? Ne pas rompre avec des symboles forts, souvent appréciés, ou du moins repérés, dans l’opinion. Alors même que le nom du groupe est souvent, lui, inconnu de la plupart des Français. Cette technique permet aussi de masquer aux yeux du plus grand nombre l’appartenance de la marque à un groupe. Pas vu pas pris.
N… naming
De plus en plus de marques paient pour voir adosser leur nom à une salle de sport ou de spectacles. Mais attention, ce ne sont pas ces groupes qui exploitent le lieu. Ils se contentent d’y inscrire leur marque. L’exemple le plus connu est celui de l’Accor Arena à Paris. Le groupe hôtelier paie 4,15 millions d’euros par an. Soit 3,25 millions d’euros pour le naming en tant que tel et le reste pour la mise à disposition d’espaces. Le contrat dure sur dix ans. Une autre facette du capitalisme culturel.
P… Mathieu Pigasse
L’homme d’affaires est présent à plusieurs titres dans le paysage des musiques actuelles. Il préside Les Nouvelles éditions indépendantes (LNEI), une holding créée en 2009. Cette dernière est ultra présente dans les médias : Les Inrocks, Nova… Autant dire des médias ad hoc pour les artistes. A l’autre bout de la chaîne, LNEI possède Rock en Seine. Mais Mathieu Pigasse préside aussi à titre personnel Les Eurockéennes de Belfort. Une simple lubie pour cet amateur de rock ? Difficile de distinguer intérêts personnel et économique tant les deux sont ici poreux.
P… PPP
A ne pas confondre avec la DSP ! Dans un PPP (partenariat public-privé), les deux parties s’associent. Pour le meilleur mais souvent pour le pire. La Grande-Bretagne, pourtant fer de lance du capitalisme le plus débridé, a même mis un terme à ce système. Mais la France a elle continué. Le Palais de justice de Paris a ainsi été édifié en PPP. Et cela concerne aussi la culture et les musiques actuelles : dans les Hauts-de-Seine, la Seine musicale a ainsi été construite en PPP. Ce projet avait été voulu par le président du conseil départemental, Patrick Devedjian. Mais depuis sa disparition en 2020, des suites du Covid, la salle ne retrouve plus le même écho au sein des politiques. Et en face, le collectif privé (avec dans ses rangs TF1, Sodexo…) s’inquiète d’une baisse de fréquentation massive. L’équipement va-t-il continuer d’accueillir des événements culturels, ou bien se diversifier ? On voit ici toutes les fragilités de ce mode de fonctionnement, qui repose sur une entente parfaite, et donc utopique, entre les parties.
R… régulation
C’est bien là tout l’enjeu : comment réguler ce marché désormais contrôlé par quelques groupes ultra puissants ? Les pouvoirs publics se réunissent régulièrement ; un colloque avait été organisé sur ce sujet au Sénat en 2019. Mais avec quel effet ? Pas facile pour l’Etat de donner des leçons au moment même où la culture va faire l’objet d’une cure d’austérité. La période du « quoi qu’il en coûte » est bel et bien terminée ; fini les aides liées au Covid, place à une reprise douloureuse pour le secteur, qui doit faire face à la fois à une baisse des subventions et à une diminution des recettes, une partie du public n’ayant pas repris le chemin des lieux culturels. Dans ce contexte, l’appartenance à un grand groupe privé peut être perçu comme un moindre mal. Sauf que les pertes de recettes, si elles se confirment à moyen terme, pourraient conduire les holdings à des changements drastiques de stratégies. Sans les filets de sécurité de la puissance publique.
T… tournée
L’économie d’échelle passe aussi par ce maillon de la chaîne. Fort de leur écurie d’artistes, les grands groupes mettent en place des tournées dans leurs réseaux de salles. Une stratégie lourde en impact carbone : les artistes des musiques actuelles ne sont pas forcément de meilleurs élèves que les sportifs. Avion privé pour les stars, déplacement du matériel technique… Sans oublier la venue du public, première cause d’émission des festivals de musiques actuelles. Les grands groupes ont créé un système hors-sol, auquel les acteurs indépendants répondent en développant leur ancrage territorial.
V… vivendi
Vincent Bolloré a officiellement pris sa retraite cette année. Mais son empire reste familial, avec ses fils aux commandes. Et surtout, il entend garder un œil avisé, comme le montre son pilotage des médias. Désormais sous la férule de Bolloré, C News, Europe 1 ou le JDD se sont mis au service des valeurs d’extrême droite. Quid de la culture ? Si Bolloré a revendu Universal music, il garde pour autant certains actifs dans ce domaine. Vivendi a longtemps été un chantre de la concentration tous azimuts. Avec aussi une spécificité : miser sur l’Afrique. Bolloré y a lancé les Canal Olympia, des infrastructures qui servent à la fois de salles de cinéma et de concert, en plein air comme en intérieur. Son but était d’en construire une centaine à travers le continent. Les motivations de l’homme d’affaire breton sont multiples : profiter de l’émergence de la classe moyenne en Afrique subsaharienne, faire converger ses marques (notamment Canal+, qui voit ses abonnés augmenter bien plus en Afrique qu’en France), mais aussi utiliser la culture pour séduire les chefs d’état en place. La culture en cheval de Troie.
Antoine Pecqueur
Infographies : Arthur Beaubois-Jude