Country Music est une mini-série documentaire, crée et réalisée par Ken Burns, diffusée pour la première fois le 15 septembre 2019 sur la chaîne publique américaine PBS. Elle se présente sous la forme d’une chronique en huit parties de l’histoire de la musique country et de son influence sur la culture américaine. Dans ce texte, Manuel Bocquier, spécialiste de la musique populaire américaine, propose un retour critique sur ce documentaire qui livre une version consensuelle (et discutable) de l’histoire de la musique country, contribuant notamment à invisibiliser son héritage africain-américain.
« Musique des laissés pour compte », « soul music venant du cœur de l’homme blanc », « trois accords et la vérité » (« three chords and the truth »), « un moyen de raconter des histoires et d’exprimer humblement ses sentiments » … c’est ainsi que Kris Kristofferson, Dolly Parton, Merle Haggard, Charley Pride et d’autres célèbres chanteurs et musiciens introduisent la country music dans le documentaire éponyme paru en septembre 2019. Diffusés sur la chaîne publique PBS, les huit épisodes et seize heures de la série documentaire « Country Music » étaient très attendus et ont été largement débattus dans la presse.
La réputation de documentariste de Ken Burns n’est plus à faire aux États-Unis. Ses séries distribuées par PBS sur la guerre de Sécession (1990), la Première Guerre mondiale (2007), la guerre du Vietnam (2017), ou encore la prohibition (2011) et la famille Roosevelt (2014), l’ont érigé en narrateur privilégié de l’histoire et de la société américaine. Ken Burns se propose cette fois-ci de relater l’histoire de la country music de 1920, date admise de sa naissance commerciale, au milieu des années 1990, tout en soulignant la diversité et la complexité du genre. En arrière-plan, dans le premier épisode de 111mn, « The Rub (beginnings to 1933) », le récit des origines de la country music est aussi l’occasion d’un discours sur l’authenticité raciale, la spécificité du Sud des États-Unis et l’identité nationale. C’est bien à une narration dépouillée de l’histoire des relations raciales et des dynamiques sociales contemporaines qu’est consacrée Country Music.
Comme la majorité des ouvrages historiques sur la country music, le documentaire s’ouvre sur les quartiers industriels d’Atlanta où travaillent de nouveaux citadins arrivés des zones agricoles de Géorgie après la Première Guerre mondiale. C’est dans ce cadre mêlant nouvelle classe ouvrière et origines rurales que débute la carrière de Fiddlin’ John Carson, qui enregistre en 1923 une chanson évoquant la nostalgie pour les plantations d’esclaves du Sud des États-Unis. Pris comme acte de naissance de la country music, cet enregistrement permet au documentaire de faire de la nostalgie pour l’héritage rural une des caractéristiques fondamentales du genre. Il donne aussi l’occasion à Ken Burns d’intégrer cette musique dans le développement du marché musical en mettant en scène l’essor des ventes de disques et le ciblage de nouveaux consommateurs définis par leur identité raciale et ethnique au début des années 1920. L’industrie musicale commence en effet à produire massivement des ethnic records destinés aux populations nouvellement arrivées dans le pays (musique grecque, tchèque, polonaise, italienne, etc.), ainsi que des race records vendus aux Africains-Américains et présentés par le documentaire comme les premiers disques de blues. Dans ce contexte d’urbanisation et de développement de la consommation de masse, le succès de Fiddlin’ John Carson fait prendre conscience aux maisons de disques de l’existence d’un marché inexploité : les consommateurs du Sud, ruraux et blancs.
Le documentaire revient ensuite en arrière pour expliquer les racines de cette musique. Issu des balades des îles britanniques, son répertoire fut transporté du « Vieux Monde » vers l’Amérique du Nord et adapté par les colons à partir du XVIIe siècle, explique le narrateur. Ces chansons sentimentales, ces récits de drames familiaux et amoureux et ces hymnes religieux, raconte le documentaire, étaient joués en priorité au violon (« fiddle »). Ken Burns explique que c’est au contact du banjo que commença à se former le duo d’instruments caractéristique de la country music, auquel s’ajoutent la guitare et la mandoline dans les années 1900 et 1910. La présentation du banjo comme un instrument africain amené par des esclaves avant d’être promu par des musiciens blancs simplifie cependant la diversité de ses usages. Dissocié de l’imaginaire de la plantation et adapté à la musique classique et sentimentale par la bourgeoisie blanche au milieu du XIXe siècle, cet instrument se retrouve couramment sur les scènes des minstrel shows, puis sur celles des orchestres de jazz. Ce n’est qu’au début du XXe siècle qu’il est associé à l’authenticité rurale des populations blanches, masquant ainsi la coexistence de banjoïstes blancs et noirs dans le Sud. Le documentaire nuance néanmoins les origines britanniques et l’ancrage sudiste en rapportant de célèbres chansons à leurs compositeurs nordistes et leurs origines dans les spectacles de blackface (« minstrel shows »). Les interactions musicales avec les populations noires sont également abordées, faisant de la country music le produit des relations interraciales spécifiques au Sud des États-Unis comme de la culture musicale nationale.
Après ce retour nécessaire sur les racines musicales et sociales de la country music, le téléspectateur est invité à comprendre les liens qui unissent cette musique aux logiques du marché et aux nouvelles technologies en ce début de XXe siècle. En 1925 est forgée la catégorie musicale de hillbilly (péquenaud, paysan arriéré) par les compagnies de disques pour cibler le marché rural du Sud, avant que son caractère stigmatisant ne fasse naître d’autres catégories (old-time music) pour désigner ce qui ne s’appelle pas encore country music. La radio constitue également le médium privilégié par lequel cette musique se diffuse dans tout le pays à partir des années 1920, notamment sur la canonique émission « Grand Ole Opry » de Nashville, toujours active aujourd’hui. La présentation de cet essor commercial ouvre la deuxième partie du documentaire sur un événement tout aussi fameux : l’enregistrement en 1927 de Jimmie Rodgers et la Carter Family, présentés comme les deux parents de la country music moderne. Ils rencontrent un succès sans précédent et leurs chansons font toujours partie des plus célèbres reprises du répertoire de la country music. Le documentaire s’achève sur les éloges de leurs carrières par des musiciens contemporains qui se situent dans leur héritage et revendiquent la country music comme un genre musical spécifique au Sud et authentiquement américain.
Ce récit linéaire des débuts de la country music, depuis les îles britanniques jusqu’aux Appalaches puis aux studios d’enregistrement, reflète largement les représentations communément associées à cette musique et l’historiographie dominante, incarnée par Bill Malone, pionnier des études sur la country music dans les années 1960 et seul historien convoqué dans ce premier épisode. Malgré de nombreux renouvellements scientifiques, « Country Music » de Ken Burns contribue à perpétuer l’idée d’une pratique culturelle spécifiquement blanche en mettant à distance les conditions historiques de son essor au début des années 1920. Si les interactions avec les populations noires dans la country music sont bien décrites comme essentielles à son développement, elles demeurent cantonnées au XIXe siècle avec le banjo et les minstrel shows, avant d’être invisibilisés. Incontournables dans les ouvrages historiques et dans les récits destinés au grand public, le portrait de l’harmoniciste DeFord Bailey – premier Africain-Américain à jouer au Grand Ole Opry en 1925 – et les interviews du chanteur noir Charley Pride ne remettent pas en question cette définition racialisée de la country music. Le premier épisode de ce documentaire perpétue ainsi l’identification de ce genre musical à la population blanche du Sud en y intégrant des exceptions.
La mise à distance de la contribution africaine-américaine à la country music est loin de se limiter au champ académique. Plusieurs comptes-rendus journalistiques se font l’écho des nouvelles perspectives historiographiques. À travers la country music, ce tableau de l’authentique Amérique blanche masque les répertoires communs des deux côtés de color line et la présence de musiciens africains-américains dans nombre de disques promus sous le label de hillbilly music. Plus encore, présenter la country music comme essentiellement blanche la décontextualise largement du processus de ségrégation à l’œuvre dans la production musicale qui distinguait les musiciens et leur musique selon leur couleur de peau. Le documentaire échoue ainsi à rendre compte de la ségrégation culturelle qui a fait de la country music, dès son arrivée sur le marché, une musique implicitement définie comme blanche.
Le premier épisode de la série de Ken Burns donne finalement à voir une version consensuelle et respectable de l’histoire de la country music en l’intégrant dans le canon de ses documentaires sur la société américaine, à rebours des stéréotypes sur l’arriération et le racisme du public et des musiciens. Des opinions différentes sont bien mises en avant dans la série, à l’instar de celle de Dom Flemons, qui revendique dans sa musique les liens entre le blues et la country music et l’histoire des « black cowboys ». En se focalisant sur des personnages et des lieux emblématiques, la narration réalisée par Ken Burns reproduit cependant celle des institutions légitimes de la country music. Depuis le Blue Ridge Music Center dans le Sud des Appalaches jusqu’au Country Music Hall of Fame de Nashville en passant par le Birthplace of Country Music Museum de Bristol en Virginie, la mise en récit de cette musique est remarquablement semblable à celle du documentaire : les premières salles de ces institutions patrimoniales font toujours allégeance à l’héritage africain-américain, avant de le faire disparaître au profit des premières célébrités du genre, Jimmie Rodgers et la Carter Family. Ces lieux historiques nourrissent des représentations qui mettent à distance la ségrégation raciale inhérente au développement de la country music.
Diffusé en 2019, le documentaire file un récit en profond décalage avec les revendications actuelles de justice sociale. Depuis le début du mouvement Black Lives Matter et particulièrement depuis 2020, l’exclusion des musiciens africains-américains par l’industrie de la country music est en effet de plus en plus condamnée. Les artistes mis en exergue dans la présentation des origines du genre, ainsi que les artistes contemporains dont l’opinion est valorisée ne rendent ainsi pas compte de la diversité historique et du renouvellement que connaît aujourd’hui la scène de la country music. Le portrait du genre brossé dans le documentaire est d’autant plus discutable que les critiques formulées ici n’émanent pas seulement du champ académique et des professionnels de la musique. Elles renvoient à des débats plus larges contestant la minorisation des artistes féminins et des LGBTQIA+, ainsi que la glorification de la masculinité dans ce genre musical. En dépit d’une réelle demande de diversité de la part du public de cette musique, la vision que donne Ken Burns de la country music demeure pourtant solidement ancrée dans des représentations promues au grand public.
Manuel Bocquier
Article repris et édité à partir du carnet de recherches en ligne Terrains Ethnographiques Nord-Américains ».